Dans la tradition occidentale de l’autoportrait, les peintres mettent en œuvre quelque chose de la singularité de leur rapport au monde – Dürer la beauté, Rembrandt le réel, Francis Bacon la vie nue, Andy Warhol la surface… –, en une longue série de mises en scène de soi(s). Hassan Musa, artiste au temps de la pensée critique et de la déconstruction, opte pour une autre manière de se faire face, intime et géopolitique mêlés.Dans ses autoportraits, comme dans toutes ses peintures, sur bois, sur tissus imprimés ou sur toile, à l’encre ou à l’huile, il met à nu les images et les mots d’un grand maëlstrom de références culturelles, en une sorte d’intervisualité qu’il passe au crible de son ironie corrosive, en télescopages d’éléments hétéroclites qu’un humour décalé fait tenir ensemble. En littérature, ses assemblages pourraient relever du zeugme, associant des éléments appartenant à des registres sémantiques différents, ou encore de l’anacoluthe, en discontinuités et anachronismes, en tout cas de l’ellipse et de l’implicite.Voilà pour le diagramme, qui renouvelle le genre.
En archange Gabriel vêtu d’une ample tunique, le voici messager, désignant d’un geste de la main ayant valeur de preuve un grand drapé blanc et vide, son regard impassible et insistant nous prenant à témoins d’une présence/absence et d’un lieu indécidable (« ici ? »), tandis que découpés d’un ciel à la Tiepolo, vêtus de longues robes blanches et mousseuses, quatre anges miniatures animent l’espace. Avec cet Autoportrait aux Anges (1987), Musa emprunte aux représentations traditionnelles des anges dans la peinture européenne, tout en reliant les trois panneaux du triptyque d’un Hadîth, en calligraphie arabe, attestant l’antériorité de la rencontre entre Gabriel et le Prophète : « J’étais Prophète tandis qu’Adam était (encore) entre l’eau et l’argile ». Décidément, les anges appartiennent à tout le monde.
Dans Ange (2002), nu et athlétique, doté d’ailes robustes et d’un nimbe esquissé à la peinture blanche sur fond de tissu provençal, Musa tient une hache, prêt, tel l’archange Michel affrontant de sa lance le dragon de l’Apocalypse, à en découdre avec les misères et les scandales de la terre entière, sur fond d’une profusion de fleurs qui viennent aussi recouvrir partiellement l’image et l’aplatir curieusement. Et l’on se souviendra que Musa dit depuis longtemps ses colères face aux abjections actuelles et passées du monde, « un endroit dangereux dirigé par des criminels ».
Dans son Autoportrait Avec Idées Noires (2003), prenant les mots du titre au pied de la lettre, il s’entoure, sans ailes cette fois, de deux figures féminines condensant, chacune différemment, la violence raciste d’un colonialisme inventeur et consommateur d’exotisme africain. L’une est celle de Joséphine Baker, l’autre celle de Sawtche, alias Saartjie Baartman, jeune fille originaire d’une ethnie sud-africaine, absurdement qualifiée de « Vénus hottentote », ignominieusement devenue objet de « science » et de foire, ici dans la nudité absolue d’un moulage de son corps.
Mais c’est dans un autoportrait démultiplié en trois anges, dont l’un au corps de Batman, retournement, à quelques lettres près, du nom attribué par ses prédateurs, qu’il entoure Sawtche sanctifiée, en arrière-plan d’un tissu saturé de petits dessins d’objets du XIX e siècle, évocation des artefacts de musées ethnographiques longtemps peu soucieux d’éthique, au point d’enrichir leurs collections de pillages de lieux de culte et de corps chosifiés (Worship Objects, 2003).
Il y a bien d’autres sujets d’indignation. Détournant La Grande Vague de Kanagawa d’Hokusai, Musa fait son Autoportrait en pirate somalien au large de Kanagawa (2015), sur fond de tissus imprimés d’avions de chasse et de navires à voile. Mais ici les fragiles embarcations de pêcheurs menacées par les flots déchaînés dans l’estampe japonaise sont occupées par des pirates somaliens, tels ceux qui, dans les années 2000, entreprirent de lutter contre la pêche illégale pratiquée sur leurs côtes par des bateaux venus d’Asie du Sud- Est, d’Iran ou d’Europe, dévalisant les bancs de poissons et anéantissant une indispensable et fragile source de revenus.
Ailleurs, nous voici avec lui gavés de pâtisseries sucrées et colorées, augmentées du portrait de l’icône érotique et non moins industrielle que fut Marilyn Monroe (Autoportrait avec la vierge Marilyn, 2020), cette dernière étant d’autre part placée aux fondements de l’histoire de la peinture et du marché de l’art qu’évoque en raccourci le triptyque The Food Chain I (tryptic), en 2021. Dans celui-ci, de gauche à droite, dos-à-dos et de trois quart, viennent saint Luc – aux traits de Michel Ange – avec pinceau et palette, inventant sans modèle non le portraitde la Vierge Marie comme dans la fresque de Vasari, mais celui d’une sensuelle Marilyn que la canne appuie-main du peintre semble maintenant menacer, puis René Magritte, en une citation de son autoportrait La Clairvoyance (1936), et enfin Musa qui, tout en mimant le geste de Magritte peignant sur le dos de saint Luc, nous regarde le regarder, non-dupes avec lui de la trahison potentielle des images.
Un détail encore : tout à gauche du tableau, à l’origine de l’origine, hors-champ, une main à l’index tendu indique le sens du regard et dans le même geste tient les panneaux peints dont il fait une image dans l’image.
Le tout est ponctué de motifs en surimpression – images dans l’image dans l’image, multipliant les plans avec un effet de profondeur qui est la marque des œuvres de Musa -, toucan, tigre, guépard ou poisson tropical, autant d’animaux en voie d’extinction qu’accompagnent les médaillons lumineux et fleuris d’une Vierge en gloire dans sa mandorle/vulve. Tout près du visage de Musa, se trouve un papillon du genre Yponomeuta, fragile mais capable d’utiliser ses ailes comme un tambour pour éloigner les prédateurs.
Quelquefois, cette grande suite d’emprunts et de détournements dont s’alimentent les images pour s’inventer, peut générer de curieuses associations comme lien est dans Crush (Frida), en 2022. En un percutant raccourci, l’accident qui a brisé le corps de l’artiste mexicaine, dont le grand marché du pop art américain a fait une icône de sa propre histoire, est ici évoqué par des collages d’onomatopées de comics (« Crush ! ». « Blaf ! ». « Ha Ha Ha »…). On pense au Whaam ! (1963) de Roy Lichtenstein, ironique adaptation d’une planchede Men of War, anthologie d’images de guerre en bandes dessinées, et par associations d’idées à l’histoire des relations conflictuelles entre les États-Unis et le Mexique, en une lonque suite d’annexions et de guerres de frontières. Mais ici, l’autoportrait de Musa côtoie celui, renversé et lumineux, d’une irrésistible Frida Kahlo suscitant une autre sorte de crush, coloré cette fois de fascination, d’attirance et de désir.
Sa démarche artistique a beau être un grand dispositif de protestation, Musa en fait aussi un espace de jeu, ses titres – le plus souvent peints sur les œuvres elles-mêmes et faisant partie de la composition – en témoignent, et c’est sous forme de
« blague » (Autoportrait en impressionnant, 2022) qu’il dit son admiration pour les peintres impressionnistes qui ont beaucoup accompagné dans son travail ces dernières années.
Le nonsense, dont on connaît par ailleurs le haut potentiel d’élucidation de la complexité, est quant à lui appelé dans The Queen & I (2021), pour un improbable dialogue entre Musa (I) et la reine Elisabeth (Q), de minuscules effigies virevoltantes d’un Superman portant turban, un portrait de Che Guevara, des piments, tomates et figues – quelques-unes ouvertes et roses venant en surimpression sur les deux portraits, comme il en est d’un texte jubilatoire en lettres gothiques peintes en rouge :
Q: Hassan, now that Philip has passed away, I think we can get married.
I: Elisabeth, you know that | cannot marry you. Je suis déjà marié avec Patricia.
Q: Hassan, you are Muslim, you can marry four wives !
I: Elisabeth, try to understand my position, I am a moderate muslim !
Q: Well, nobody’s perfect !
Les autoportraits si peu narcissiques d’Hassan Musa disent beaucoup de lui, artiste né au Soudan, formé en art à Khartoum, titulaire d’un doctorat d’histoire de l’art en France, où li vit, dessinateur, peintre, calligraphe, graveur, illustrateur, performeur, couseur, « bricoleur » et « faiseur d’images ,» aimant les tissus et les couleurs, critique d’art, grand lecteur et grand regardeur, transformateur d’un inépuisable répertoire culturel sans frontières.
Pour son Autoportrait aux idées de couleurs (2003), le voici nu sur un patchwork de tissus imprimés de fleurs, fraises, raisins et oiseaux, évocations idylliques que viennent contredire, en arrière-plan, les coulures inquiétantes d’une gigantesque explosion. Tout marche ensemble, paradis et enfer, pulsion de vie et pulsion de mort, tolérance et violence. Que faire ?
Envers et contre tout ce qui nous plonge dans la confusion, nous piège et nous menace, les autoportraits de Musa suggèrent de possibles espaces communs de résistance.
Evelyne Toussaint
Historienne de l’art contemporain
Professeure émérite de l’Université de Toulouse Jean Jaurès